Est-il nécessaire d’être attentif aux choses qui nous entourent pour les percevoir ? Cette question, simple en apparence, est loin de trouver une réponse consensuelle. Pour trancher entre les différentes hypothèses qui existent à l’heure actuelle, Jianghao Liu et ses collègues à l’Institut du Cerveau ont étudié les mécanismes de l’attention au sein des réseaux fronto-pariétaux, via l’observation de l’activité neurale de patients qui bénéficiaient d’électrodes profondes. Grâce à des tests comportementaux, validés par tractographie et modélisation informatique, les chercheurs montrent que des circuits neuronaux distincts permettent de concentrer et réorienter l’attention – et que notre conscience du monde dépend largement de leur activité. Ces résultats sont publiés dans la revue Communications Biology.
Près de la moitié des victimes d’un AVC dans l’hémisphère cérébrale droit développent un symptôme très inhabituel : elles perdent la capacité à percevoir ce qui se passe dans la partie gauche de l’espace. Ainsi, ces patients ont tendance à manger uniquement la partie droite du contenu de leur assiette, à ignorer les personnes situées sur leur gauche, et éprouvent de grandes difficultés pour s’orienter. Ce trouble, appelé négligence spatiale unilatérale, n’implique pourtant pas les capacités visuelles élémentaires, qui demeurent intactes.
« Les patients y voient très bien. Le problème est ailleurs ! Curieusement, ces personnes ne sont pas conscientes d’une partie de leur environnement, non pas parce qu’elles ne reçoivent pas d’informations visuelles, mais parce qu’elles n’y sont pas attentives, décrit Paolo Bartolomeo, neurologue et chercheur à l’Institut du Cerveau. D’ailleurs, le traitement de ces patients consiste, en quelque sorte, à rééduquer les capacités d’attention. »
Comment est-il possible que nous ne soyons pas conscients d’éléments de la réalité que nous percevons pourtant bel et bien ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la nature de la relation entre conscience et attention. Les chercheurs tentent de la formaliser depuis de nombreuses années, mais plusieurs théories concurrentes coexistent, sans qu’aucune ne se soit imposée jusqu’ici. Pour y voir plus clair, Paolo Bartolomeo et Jianghao Liu, doctorant au sein de l’équipe « PICNIC – Neurophysiologie et neuroimagerie fonctionnelle », ont décidé de les mettre à l’épreuve de l’expérimentation.
Les patients victimes de négligence spatiale unilatérale prennent uniquement en compte les stimuli visuels d’un côté de l’espace. Le test de l’horloge est classiquement utilisé pour évaluer l’évolution de leurs capacités lors de la rééducation.
Gabor à tribord
Pour éclairer ces questions, les chercheurs se sont concentrés sur l’attention dite exogène, c’est-à-dire orientée vers des stimuli en provenance de l’environnement. Or, pour obtenir des données précises sur l’activité cérébrale durant des tâches cognitives, les techniques de neuroimagerie classiques comme l’IRMf et l’EEG sont insuffisantes. L’équipe a donc utilisé les enregistrements électrophysiologiques intra-cérébraux de 13 patients épileptiques, chez qui des électrodes cérébrales profondes avaient été implantées dans le but de soigner une épilepsie pharmaco-résistante.
Les participants à l’étude ont dû effectuer une tâche cognitive qui consistait à détecter une cible sans contours appelée motif de Gabor, que l’on peut rendre à peine discernable en changeant le contraste des rayures qui le composent. La cible apparaissait à gauche ou à droite d’un écran, et était précédée par un indice visuel (un simple point noir) – soit correct (annonçant le côté d’apparition de la cible), soit trompeur (annonçant le mauvais côté). Dans certains cas, le Gabor n’apparaissait pas du tout.
Preuves neuronales à l’appui
« Cette expérience nous a permis de déterminer que la manipulation de l’attention des participants, via l’indice visuel, était capable de modifier leur capacité à percevoir les Gabor de manière consciente et à décrire ce qu’ils avaient vu, précise Jianghao Liu. En fonction des stimuli, leurs capacités d’attention étaient soit inhibées, soit décuplées. Parallèlement, nous avons observé que des réseaux de neurones spécifiques étaient impliqués dans les différents types d’interactions entre attention et perception consciente. »
Plus précisément, les chercheurs ont pointé, grâce à l’enregistrement électrophysiologique, cinq clusters d’activité électrique associés au maintien et la réorientation de l’attention dans les réseaux fronto-pariétaux. Ils ont ensuite utilisé la tractographie de la substance blanche, une technique d’imagerie, pour vérifier que ces clusters correspondaient bien à l’architecture de faisceaux réels de prolongements neuronaux – c’est-à-dire observables d’un point de vue anatomique. Enfin, ils ont vérifié la robustesse de ces résultats grâce à un modèle informatique pour s’assurer que les dynamiques neuronales observées n’étaient pas propres aux patients épileptiques, et pouvaient éventuellement être généralisées.
Ces interactions entre attention et perception consciente façonnent très certainement notre perception du monde, dans la mesure où notre attention est constamment attirée par de nouveaux événements, petits ou grands, dans notre environnement immédiat. « A présent, nous souhaitons déterminer si l’attention aux événements endogènes – c’est-à-dire issus de nos pensées, de nos sensations internes, bref, de notre vie intérieure, pourrait également avoir un effet sur la conscience, conclut Paolo Bartolomeo. Après tout, notre capacité à être attentifs à nous-mêmes est aussi fascinante que notre faculté à percevoir le reste de l’univers. »
Financement
Ce travail a été financé par l’ANR, la Fondation pour la recherche sur les AVC, la Fondation AP-HP, ainsi que Dassault Systèmes.
Sources
Liu J. et al. Fronto-parietal networks shape human conscious report through attention gain and reorienting. Communications Biology (15 juillet 2023). https://doi.org/10.1038/s42003-023-05108-2.
La conscience, l’attention, la perception visuelle, le langage sont des fonctions cognitives complexes qui mettent en jeu différentes aires cérébrales et différents réseaux neuronaux.
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