Grâce à l’IRMf 7T, des chercheurs de l’Institut du Cerveau et de NeuroSpin, le centre de neuroimagerie du CEA, explorent pour la première fois à très haute résolution le substrat neuronal de l’imagerie visuelle. Leurs résultats, publiés[i] dans la revue Cortex, ouvrent la voie à une meilleure compréhension de cette capacité cognitive fascinante… dont certains d’entre nous sont pourtant dépourvus.
L’imagerie visuelle, c’est-à-dire la capacité à convoquer l’image mentale d’un paysage, d’une personne ou d’un objet que l’on ne peut pas observer directement, varie considérablement en intensité en fonction des individus. Certains peuvent se souvenir du plan détaillé d’une ville et en parcourir chaque rue en leur for intérieur, comme s’ils regardaient un film. D’autres, en pensant à un être cher, discerneront à peine sa silhouette et la couleur de ses cheveux.
Curieusement, environ 4% de la population semble tout à fait incapable de visualiser une scène sur demande : c’est ce qu’on appelle l’aphantasie, une particularité cognitive connue depuis plus d’un siècle, mais qui est n’est étudiée par la recherche scientifique que depuis quelques années seulement.
Selon des études préliminaires, l’aphantasie est présente dès la naissance et concerne généralement plusieurs membres d’une même famille. Même si elle n’est pas considérée comme un trouble, elle est souvent associée à une mémoire autobiographique moins robuste que la moyenne, à des difficultés pour reconnaître les visages, ou encore au trouble du spectre de l'autisme. Toutefois ces associations sont encore incertaines, et difficiles à expliquer.
Pour comprendre ce qui caractérise l’aphantasie au niveau cérébral, il était nécessaire d’étudier les mécanismes neuronaux impliqués dans l’imagerie et la perception visuelles. Pour cela, nous avons tiré profit de l’IRMf à 7 Tesla, qui permet d’observer le fonctionnement du cerveau à très haute résolution.
La plupart des études sur l’aphantasie reposaient jusque-là sur des tests hautement subjectifs demandant aux participants d’évaluer eux-mêmes leurs capacités de visualisation. Dans ces conditions, il est difficile de savoir si ces tests évaluent réellement l’imagerie mentale des sujets, ou s’ils permettent plutôt d’estimer leur métacognition – c’est-à-dire leur capacité à décrire leurs propres processus mentaux.
En collaboration avec l’équipe de Stanislas Dehaene à NeuroSpin, le centre de neuroimagerie cérébrale du CEA, Jianghao Liu, chercheur post-doctoral au sein de l’équipe PICNIC, Paolo Bartolomeo et leurs collègues ont entrepris d’examiner les caractéristiques des personnes aphantasiques de manière plus objective.
Nous voulions pointer quels circuits neuronaux précis sont impliqués dans l’imagerie mentale et la perception visuelle. Et surtout, comprendre comment l’information visuelle est traitée dans le cerveau en l’absence de stimuli visuels.
Visualiser une scène grâce à son « œil intérieur » engage une mécanique très complexe sur le plan cognitif, puisqu’il s’agit de faire l’expérience des propriétés visuelles d’un objet en l’absence de l’objet lui-même. En plus d’impliquer des circuits cérébraux associés aux sensations, l’imagerie mentale fait appel au langage et à la mémoire.
Pour décomposer ce processus, les chercheurs ont recruté 10 sujets aphantasiques et 10 sujets avec une imagerie mentale « typique ». Ceux-ci ont passé un examen d’IRM fonctionnelle à très haut champ, au cours duquel ils ont répondu, de mémoire, à des questions sur les caractéristiques visuelles d’objets, mots, visages et lieux qui leur étaient déjà familiers.
Les résultats de l’étude indiquent que l’effort de visualisation mentale engage des réseaux fronto-pariétaux importants pour l’attention, la conscience et la mémoire de travail – ainsi que le gyrus fusiforme gauche, situé sur la face inférieure du lobe temporal du cortex. Il active également certaines zones du cortex temporal ventral spécialisées dans l’identification des lettres, la reconnaissance des visages et la perception des couleurs.
Chez les personnes aphantasiques – qui nient pourtant toute expérience d’image mentale – les même régions étaient bel et bien activées, mais avec un déficit de connectivité fonctionnelle : en quelque sorte, ces zones dialoguaient moins bien que chez les individus avec une imagerie mentale typique.
Ces données préliminaires confirment une hypothèse déjà envisagée par les chercheurs : la qualité de l’expérience visuelle, qu’elle soit issue de la perception ou de l’imagination, dépend de l’intégration de l’information entre les réseaux fronto-pariétaux et les réseaux liés à la perception visuelle. Quant au cortex préfrontal gauche, il pourrait avoir un rôle causal dans la prise de conscience de ces expériences[ii].
« Cela pourrait expliquer pourquoi les personnes aphantasiques conservent un souvenir précis de l'apparence visuelle des objets. Par exemple, elles se rappellent très bien que les épinards sont d’un vert plus sombre que la salade », souligne Jianghao Liu
De nouvelles études permettront de confirmer si l’aphantasie se manifeste exactement de la même manière chez toutes les personnes concernées, ou s’il en existe des sous-types que l’on pourrait attribuer à différentes causes.
En plus de nous donner un aperçu de l’extrême variabilité de l’expérience que nous faisons du monde, les recherches sur l’aphantasie nous montrent que la capacité de visualisation mentale n’est pas un prérequis pour le raisonnement, l’imagination, la conceptualisation et la créativité. À terme, elles permettront peut-être de mieux comprendre les relations entre imagerie mentale, perception, mémoire et neurodéveloppement.
Sources
Financement
Cette étude a été financée par Dassault Systèmes.
Références
[i] Liu, J., et al. Visual mental imagery in typical imagers and in aphantasia: A millimeter-scale 7-T fMRI study. Cortex, Avril 2025. DOI: 10.1016/j.cortex.2025.01.013
[ii] Liu, J., Bartolomeo. P. Aphantasia as a functional disconnection. Trends in Cognitive Science, Juin 2025. DOI: 10.1016/j.tics.2025.05.012

La conscience, l’attention, la perception visuelle, le langage sont des fonctions cognitives complexes qui mettent en jeu différentes aires cérébrales et différents réseaux neuronaux.
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