Et si le flux de nos pensées s’interrompait parfois ? Esteban Munoz-Musat, Lionel Naccache, Thomas Andrillon et leurs collègues à l’Institut du Cerveau et à l’Université Monash, à Melbourne, montrent que la sensation de ne penser à rien est bel et bien fondée : elle correspond à état mental spécifique, que l’on peut corréler à des marqueurs neurophysiologiques et comportementaux. Leurs résultats sont publiés dans Proceedings of the National Academy of Sciences.
Lorsque nous sommes éveillés, il semble que nous faisons l’expérience d’une suite ininterrompue de sensations, réflexions, souvenirs et impressions qui forment le contenu de notre vie mentale. Certains d’entre nous déclarent pourtant faire l’expérience de moments où ils ne pensent à rien. Est-ce seulement possible ? Ou est-ce une illusion causée par un biais de mémoire ?
« On définit le blanc mental, ou mind blanking, comme l’absence totale de contenu mental que l’on puisse décrire à autrui. Pas d’image dans la tête, pas de musique entêtante, pas de pensée obsédante… rien ! Cette expérience est souvent recherchée par les adeptes de la méditation[1] ou de la pleine conscience. Toutefois, elle ne leur est pas réservée : elle semble très fréquente après un effort cognitif intense et prolongé, comme un examen universitaire, ou en cas de privation de sommeil », détaille Esteban Munoz-Musat, neurologue et ancien doctorant au sein du Picnic Lab à l’Institut du Cerveau.
La définition du blanc mental fait toujours l’objet de débats au sein de la communauté scientifique. D’où la nécessité de mieux décrire ce phénomène, qui pourrait nous en apprendre davantage sur la richesse de nos expériences subjectives.
« Le mind blanking fait également partie du tableau clinique de certaines affections psychiatriques, comme le trouble anxieux généralisé. Il semble plus fréquent chez les personnes atteintes du trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). L’étudier de près nous aidera peut-être à mieux cerner ces troubles, » précise le chercheur.
Une description inédite du substrat neuronal du mind blanking
Pour en savoir plus, Esteban Munoz-Musat, Lionel Naccache, Thomas Andrillon et leurs collègues ont recruté 62 volontaires sains. Ceux-ci ont passé des exercices cognitifs destinés à suivre les variations de leur attention au cours d’une tâche longue et fastidieuse, tandis que leur activité mentale était enregistrée par électro-encéphalographie à haute densité (hdEEG), et leur comportement, soigneusement surveillé.
Les résultats de l’étude indiquent que les épisodes de blanc mental rapportés par les participants étaient associés à des marqueurs neurophysiologiques et schémas comportementaux très précis.
Durant ces moments, la connectivité entre des réseaux neuronaux distants était diminuée, et le traitement des informations visuelles, perturbé. En particulier, le traitement visuel dit “tardif” (250-300 ms après l’exposition à un stimulus – une fenêtre considérée dans certains modèles comme la partie consciente du traitement visuel) était presque absent. De plus, les sujets se montraient légèrement somnolents, plus lents, et faisaient davantage d’erreurs.
« Ces observations suggèrent que, au cours d’un épisode de blanc mental, les participants avaient un accès réduit aux informations sensorielles provenant de leur environnement », explique Thomas Andrillon (Inserm), dernier auteur de l’étude. « Ces nouvelles données appuient une idée qui s’impose de plus en plus : être éveillé ne signifie pas nécessairement être conscient de quelque chose ! Le mind blanking correspond à une véritable interruption du flux de pensées. »
Une perte de connaissance éclair ?
Des travaux récents montrent que les fluctuations de conscience dont nous faisons l’expérience au cours de la journée et de la nuit sont complexes, et ne coïncident pas avec la dichotomie classique entre veille et sommeil.
Par exemple, certains individus sont capables de faire des rêves lucides – c’est-à-dire qu’ils sont conscients d’être en train de rêver – tout en étant plongés dans une phase de sommeil paradoxal. Peut-être que le blanc mental correspond à l’expérience inverse : une perte de connaissance transitoire durant une période d’éveil.
« Le blanc mental est sans doute un événement extrêmement fréquent, au cours duquel certaines régions du cerveau entrent dans une forme de sommeil. Nous estimons qu’il représente entre 5 et 20 % du temps d’éveil, même s’il existe de grandes différences selon les individus », ajoute le chercheur.
L’étude montre aussi que, sur le plan neurophysiologique, le mind blanking est bien distinct de deux autres états mentaux : la concentration intense sur une tâche (on-task) et le vagabondage de l’esprit (ou mind wandering), durant lequel l’activité mentale néglige les informations en provenance de l’environnement, et se concentre sur des pensées sans rapport avec le lieu, les personnes ou les événements présents.
Nos résultats suggèrent que la structure du flux de conscience s’apparente davantage à une mosaïque d’états discrets qu’à un film mental continu. Une mosaïque dont l’absence de certains fragments se traduit par de brefs moments d’inconscience lorsque le sujet est en état de veille
De futures recherches permettront de déterminer si le blanc mental pourrait être utilisé dans la description clinique de certains troubles neurologiques ou psychiatriques. Mais surtout, il ouvre la porte à une meilleure connaissance de la conscience et de l’attention.
[1] Dans certaines traditions spirituelles, comme le bouddhisme, on appelle cela un état de cessation – ou nirodha en sanskrit.
Financement
Cette étude a été financée par le Conseil européen de la recherche (ERC), l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le Human Frontier Science Program (HFSP).
Source
Munoz-Musat, E., et al. Behavioral, experiential, and physiological signatures of mind blanking. PNAS, Décembre 2025. DOI: 10.1073/pnas.2510262122.
La conscience, l’attention, la perception visuelle, le langage sont des fonctions cognitives complexes qui mettent en jeu différentes aires cérébrales et différents réseaux neuronaux.
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