Dans les murs de l’hôpital Pitié-Salpêtrière AP-HP, où Charcot a exploré l’hypnose à la fin du XIXe siècle, l’équipe de recherche dirigée par le professeur Lionel Naccache à l’Institut du Cerveau (Inserm/CNRS/Sorbonne Université), vient de rapporter une observation originale qui éclaire les mécanismes cérébraux et psychologiques de la suggestion hypnotique. Ce travail de recherche vient d’être publié dans la revue Frontiers in Neuroscience.
La suggestion hypnotique permet d’induire volontairement chez un individu des états mentaux conscients très variés, et elle peut être utilisée à la fois dans le cadre de la recherche sur la biologie de la conscience, et dans un cadre thérapeutique où elle peut, par exemple, diminuer l’expérience douloureuse associée à une intervention chirurgicale chez un sujet éveillé conscient.
Dans ce travail dont le premier auteur est l’étudiant en thèse de neurosciences Esteban Munoz-Musat, les auteurs ont induit une surdité transitoire chez une femme en bonne santé, tout en disséquant les étapes cérébrales de sa perception auditive à l’aide de la technique de l’électroencéphalographie (EEG) à haute densité qui permet de suivre la dynamique du fonctionnement cérébral à l’échelle fine du millième de seconde.
Les chercheurs ont enregistré l’activité cérébrale de la volontaire en situation normale et en situation de surdité hypnotique. Ils avaient formulé les trois prédictions suivantes qui dérivent des mécanismes cérébraux connus de la perception auditive (voir encadré) et de la théorie de l’espace de travail neuronal global conscient élaborée depuis 2001 par Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux et Lionel Naccache:
- Les premières étapes corticales de la perception d’un stimulus auditif devraient être préservées durant la surdité hypnotique ;
- La surdité hypnotique devrait être associée à une disparition totale de la P300 qui signe l’entrée de l’information auditive dans l’espace neuronal global conscient ;
- Ce blocage devrait être associé à un mécanisme inhibiteur déclenché volontairement par l’individu qui accepte de suivre la consigne d’induction hypnotique.
De manière remarquable, les analyses détaillées et approfondies de l’activité cérébrale de cette volontaire ont permis de confirmer ces trois prédictions, et ont également mis en lumière l’implication probable d’une région du lobe frontal connue pour son rôle inhibiteur : le cortex cingulaire antérieur.
L’équipe de recherche a ensuite pu proposer un scénario cérébral précis du phénomène d’induction hypnotique qui affecte spécifiquement les étapes de la prise de conscience tout en préservant les premières étapes inconscientes de la perception.
Ce travail original apporte une preuve de concept importante et va être prolongé sur un groupe plus important d’individus. Outre leur importance pour les théories biologiques de la conscience et de la subjectivité, ces résultats ouvrent également des perspectives thérapeutiques non seulement dans le champ de l’hypnose médicale, mais également dans le champ voisin des troubles neurologiques fonctionnels qui sont très fréquents (près de 20 % des urgences neurologiques), et dans lesquels les patients souffrent de symptômes invalidants. Ces symptômes sont souvent sensibles à l’induction hypnotique, et semblent partager avec l’hypnose plusieurs facteurs clés.
Résumé de la physiologie de la perception auditive
La signification et la portée de ces résultats nécessite le rappel suivant : la perception auditive d’un stimulus extérieur débute dans l’oreille interne où les variations de pression de l’air induites par ce son sont converties en impulsions électriques, puis se poursuit dans les différents relais neuronaux des voies auditives avant de gagner le cortex auditif vers 15 millièmes de seconde. A partir de cette entrée en scène du cortex, la perception auditive enchaîne trois étapes sérielles principales que l’on peut identifier à l’aide des outils de neuro-imagerie fonctionnelle tel que l’EEG.
Premièrement, les régions auditives dites primaires construisent activement une carte mentale des caractéristiques acoustiques du son perçu. Cette première étape est identifiable notamment par une onde cérébrale (l’onde P1 qui survient moins de 100 millièmes de seconde après le son). Puis des régions auditives primaires et secondaires qui calculent en temps réel les régularités statistiques de la scène auditive à l’échelle de la seconde écoulée, – et qui anticipent donc quels devraient être les sons suivants -, détectent à quel point ce stimulus transgresse leurs prédictions.
Cette deuxième étape est identifiable par une onde cérébrale découverte vers la fin des années 1970 : la MMN (MisMatch Negativity) ou négativité de discordance (vers 120 et 200 millièmes de seconde). Enfin, vers 250-300 millièmes de secondes après le son, la représentation neuronale du stimulus auditif gagne un vaste réseau cérébral qui s’étend entre les régions antérieures (préfrontales) et postérieures (pariétales) du cerveau.
Cette troisième étape est identifiable par l’onde P300. Fait crucial, alors que les deux premières étapes corticales de la perception auditives opèrent de manière inconsciente, la P300 est la signature de la prise de conscience subjective de ce son qui devient alors rapportable à soi-même : « J’entends le son X ».
Sources
https://www.frontiersin.org/journals/neuroscience/articles/10.3389/fnin…
Esteban Munoz Musat, Benjamin Rohaut, Aude Sangare, Jean-Marc Benhaiem and Lionel Naccache
Frontiers in Neuroscience, 17th March 2022.
DOI : 10.3389/fnins.2022.756651