Et si, pour comprendre l'intelligence sociale des animaux, y compris des humains, il fallait étudier le cerveau à l'échelle du groupe et pas seulement à l'échelle de l'individu ? C'est ce que propose Julia Sliwa, chercheuse au CNRS à l'Institut du cerveau de Paris, dans la revue Science.
Tous les animaux évoluant dans des groupes sociaux, des fourmis à l'homme, en passant par les oiseaux et les singes, adaptent leur comportement au groupe. Le groupe représente un avantage évolutif considérable pour de nombreuses espèces. Il leur permet de trouver des solutions ou d'accomplir des tâches impossibles à réaliser seules : de la réduction de la prédation à la construction d'habitats, de la fourmilière à la ville humaine. Ces comportements découlent de l'interaction sociale, qu'il s'agisse de communication verbale ou non verbale, de mimétisme, de mémorisation ou d'autres processus de signalisation.
De l'éthologie aux neurosciences sociales
Les recherches en éthologie ont déjà mis en évidence la prise de décision collective au sein des groupes sociaux d'animaux. Ces décisions sont prises par les individus sans qu'ils se rendent compte qu'il s'agit d'un effort collectif, mais simplement en ayant des interactions individuelles qui guident progressivement l'ensemble du groupe dans la même direction. C'est par exemple le cas de certains oiseaux comme les étourneaux lorsqu'ils volent. En modélisant les interactions sur ordinateur, il est même possible de simuler quel type de comportement collectif émergerait de ces interactions, en faisant varier les compétences des individus du groupe, telles que la mémoire et la capacité à signaler des informations aux autres.
Mais que se passe-t-il dans le cerveau de ces individus lorsqu'ils interagissent et prennent des décisions individuelles au sein des groupes ? Jusqu'à présent, les neurosciences ont surtout étudié l'intelligence animale au niveau d'un cerveau individuel isolé. Or, il est tout à fait possible que le cerveau de cet animal change de fonctionnement lorsqu'il évolue au sein d'un groupe. Les progrès technologiques en matière d'imagerie cérébrale permettent aujourd'hui de réaliser des enregistrements électroencéphalographiques, c'est-à-dire de l'activité électrique du cerveau, à l'aide d'appareils portables. L'étude de la cognition sociale a ainsi pu sortir du laboratoire pour entrer dans la « vraie vie ». On sait désormais que chez l'homme, au sein d'un groupe, l'activité électrique des cerveaux des individus qui le composent peut être synchronisée lors de diverses interactions sociales, de la communication à l'apprentissage.
Vers une approche collective de l'intelligence sociale
Deux publications récentes parues dans la revue Science s'intéressent non seulement à la manière dont les animaux perçoivent les interactions sociales des autres, mais aussi à la manière dont ils les vivent, c'est-à-dire à la manière dont ils interagissent avec les autres. L'autre grande nouveauté de leur approche est qu'ils examinent non seulement les interactions deux à deux, mais aussi toutes les interactions au sein du groupe, soit potentiellement un très grand nombre d'interactions en même temps. Le phénomène de synchronisation déjà observé chez l'homme existe également chez d'autres primates et chez les chauves-souris, ce qui suggère un mécanisme conservé au moins chez les mammifères. Par ailleurs, si l'homme et plusieurs primates sont individuellement capables de représenter des décisions de groupe, ce n'est pas le cas de nombreux autres animaux, notamment les insectes. La manière dont cette capacité est codée dans le cerveau est un nouveau domaine de recherche que ces publications ont commencé à mettre en lumière.
Enfin, la clé de l'intelligence sociale pourrait-elle résider dans la synchronisation des cerveaux, qui permet d'établir des interactions de groupe ? Si tel est le cas, les neurosciences sociales devraient-elles désormais se concentrer sur le groupe plutôt que sur l'individu ? Ce travail suggère surtout l'importance d'étudier l'intelligence sociale aux deux échelles. Une autre perspective serait d'étendre les interactions de groupe du réel au virtuel, pour explorer les nouvelles dynamiques collectives issues de l'utilisation des réseaux sociaux sur internet.
Sources
Sliwa J. Toward collective animal neuroscience. Science. 2021 Oct 22;374(6566):397-398. doi: 10.1126/science.abm3060. Epub 2021 Oct 21. PMID: 34672744.
https://www.science.org/doi/10.1126/science.abm3060