Dès les premières semaines de la vie, d’innombrables connexions se tissent entre les neurones afin d’assurer la propagation du signal nerveux. Petit à petit, elles formeront l’architecture finale du cerveau, le connectome. Notre capacité à accomplir des tâches cognitives complexes, telles que l’orientation spatiale ou la résolution de problèmes, dépend de sa structure… Mais comment émerge-t-elle au cours du développement ? À l’Institut du Cerveau, Vito Dichio et Fabrizio de Vico Fallani ont reproduit la trajectoire de développement cérébral du ver C. elegans via un modèle informatique, décrit dans la revue Physical Review Letters. À terme, ils espèrent appliquer ce modèle à d’autres espèces, dont l’Homme.
Chez les organismes qui possèdent un système nerveux, c’est-à-dire la plupart des espèces animales, le bon fonctionnement du cerveau dépend notamment du connectome — le réseau formée par l’ensemble des connexions qui relient les neurones entre eux. Le connectome est indispensable à l’intégration des informations en provenance de l’environnement, mais aussi à l’émergence des grandes fonctions cognitives, comme l’attention ou la mémoire. Lorsqu’il est altéré à cause d’une lésion — après un AVC par exemple — le fonctionnement du cerveau s’en trouve lui aussi affecté.
Or, la formation des connexions neuronales au cours du développement cérébral n’est pas tout à fait aléatoire. Elle suit des schémas codés au niveau génétique et est guidée par la sélection : l’organisme conserve les connections qui permettent au cerveau de fonctionner correctement. Ces règles d’organisation — qui sont le produit de millions d’années d’évolution — l’équipe tente de les décrire sur le plan mathématique et de les simuler au sein d’un modèle du développement cérébral.
À la recherche des lois de formation du connectome
« Pour étudier le connectome, nous disposons de plusieurs organismes modèles, comme le nématode et la drosophile. Ces espèces présentent un avantage certain : elles possèdent un nombre réduit de neurones — entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de milliers — et se prêtent donc à une cartographie précise de leurs connexions neuronales à différents stades du développement, précise Vito Dichio, anciennement doctorant au sein de l’équipe et premier auteur de l’article. Pour notre étude, nous avons utilisé le connectome du ver C. elegans, dont le cerveau réunit environ 180 neurones. »
Pour simuler le développement cérébral du ver, les chercheurs ont utilisé un modèle basé sur la dynamique « exploration-exploitation », c’est-à-dire sur une combinaison entre l’exploration aléatoire de nouvelles connexions neuronales, et l’exploitation des connexions les plus viables pour soutenir la fonction cognitive. Après avoir défini l’état final du connectome adulte chez le ver — c’est-à-dire les caractéristiques neuronales idéales d’un animal capable de se déplacer, de se nourrir et de se reproduire — ils ont laissé leur algorithme « chercher » quelle trajectoire développementale permettait d’arriver, pas à pas, à ce résultat.
« À chaque simulation, la trajectoire de développement de notre nématode virtuel était légèrement différente, précise Vito Dichio. Mais en moyenne, la formation du réseau neuronal reproduisait les mêmes étapes intermédiaires que l’on observe biologiquement dans le développement cérébral du ver. Pour nous, c’est une preuve supplémentaire que le câblage du cerveau suit des règles très simples sur le plan mathématique, qui sont pourtant à l’origine de l’extraordinaire complexité du système nerveux. » Même simples, ces règles sont-elles pour autant universelles ? « Pour le vérifier, il faudra tester ce modèle sur le connectome d’autres espèces comme la mouche, la souris et le poisson-zèbre, et à terme, chez l’Homme », ajoute le chercheur.
Prédire la trajectoire de développement optimale
En effet, si nous disposons un jour d’une base de données complète du connectome humain, et si le modèle résiste à l’épreuve des tests successifs chez différentes espèces, il pourrait aider les chercheurs à définir quelle est la trajectoire de développement optimale pour obtenir un cerveau en bonne santé.
« Nous en sommes encore loin ! Toutefois, on peut envisager qu’un jour, nous puissions pointer à quel moment le développement dévie de ce chemin idéal, engendrant des troubles à l’origine des maladies neurodégénératives, ajoute Fabrizio De Vico Fallani. Cela pourrait nous aider à intervenir chez les patients en temps voulu, avec des médicaments neuroprotecteurs. »
Dans un futur plus proche, le modèle pourrait également être appliqué à la plasticité cérébrale pour prédire la récupération des patients après un AVC — afin de l’orienter par des techniques interventionnelles, comme la stimulation cérébrale profonde.
« Au-delà de ces applications importantes, nous espérons contribuer à une meilleure compréhension de la maturation cérébrale. C’est un processus dont la complexité nous paraissait irréductible il y a encore une dizaine d’années, mais dont nous saisissons de mieux en mieux les principes — notamment grâce à l’apport de disciplines qui ont longtemps paru hors de propos pour décrire l’organisation des êtres vivants, comme les mathématiques », conclue le chercheur.
Financement
Cette étude a été financée par une bourse du Conseil Européen de la Recherche (ERC).
Sources
Dichio, V., De Vico Fallani, F. Exploration-exploitation paradigm for networked biological systems. Physical Review Letters, Mars 2024.
DOI : 10.1103/PhysRevLett.132.098402.