Depuis plus de vingt ans, Lara Migliaccio travaille avec des patients atteints de démences rares, notamment les formes précoces de la maladie d’Alzheimer. Elle revient avec nous sur son travail auprès de ces patients et ses projets de recherche pour mieux comprendre cette pathologie.
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec ces patients ?
Je suis de neurologue formation. Il y a 20 ans, pendant mon internat en Neurologie, j’observais de plus en plus de patients jeunes atteints d’une maladie de la cognition, qui n’était pas une dégénérescence fronto-temporale (maladie qui notamment touche le plus fréquemment des personnes jeunes), mais atteignait la mémoire, le langage, les fonctions visuo-spatiales. Petit à petit, grâce aux outils à notre disposition, nous avons compris que ces patients, de moins de 65 ans, pouvaient avoir une maladie d’Alzheimer.
Quand on parle d’une maladie d’Alzheimer, nous avons toujours cette image de personnes autour de 70-75 ans, avec des troubles de la mémoire épisodique lents et progressifs. Ce n’était pas du tout le cas des patients que je voyais, qui étaient jeunes, très souvent entre 50-60 ans, et en pleine activité.
Suite à un cas particulièrement complexe d’une patiente que je n’arrivais pas à diagnostiquer, j’ai contacté une collègue aux États-Unis, qui est devenue co-encadrante de mon doctorat, sur les formes précoces de la maladie d’Alzheimer. Depuis lors, je consacre mon travail à ces patients.
Quelles sont les caractéristiques de la maladie chez le sujet jeune ?
Les patients jeunes ne se manifestent pas toujours de la même façon. Souvent, ils présentent un déficit cognitif multi domaine rapide et sévère, avec au premier plan des déficits de mémoire, mais aussi d’attention, de langage, visuo-spatiaux et exécutifs.
D’autre part, de façon absolument imprévue, certains patients se présentent à la consultation sans troubles de la mémoire au premier plan. Ils peuvent par exemple avoir principalement des difficultés à « trouver leurs mots » ou à « voir ». Ce sont des formes dites focales, ce qu’aujourd’hui nous appelons la variante langagière et la variante visuo-spatiale de la maladie d’Alzheimer. Lorsqu’on évalue ces patients pour les biomarqueurs de la maladie d’Alzheimer, avec une ponction lombaire ou par TEP avec un traceur pour l’amyloïde, ils ont la même maladie biologique qu’une personne de 70 ans avec des troubles de la mémoire.
Qu’est-ce qui pousse les patients à consulter ?
Le sujet jeune, contrairement au patient âgé, ne vient quasiment jamais consulter en phase prodromale, cette longue période entre les premiers troubles et la démence. Ils compensent généralement très bien leurs déficits. Il faut donc que la pathologie dépasse un seuil -que nous ne connaissons pas- pour que les symptômes deviennent visibles. Dans les formes avec des troubles de la mémoire au premier plan, les patients consultent très souvent suite à des réactions de leur entourage. Ces patients sont très rapidement touchés dans la mémoire de travail et la perception de la maladie donc souvent ils ne se rendent plus compte de leur trouble.
En revanche, les personnes atteintes de formes focales consultent pour une plainte exprimée en première personne : « je ne trouve pas mes mots », « je ne vois pas bien », « je dois demander à quelqu’un de trouver les objets pour moi, alors qu’ils sont devant mes yeux mais pourtant je ne les vois pas ».
Le plus souvent, il se passe quelque chose au travail.
Comment se passe la prise en charge des sujets jeunes ?
Au niveau purement pharmacologique, le traitement est le même que pour un patient Alzheimer plus âgé. La prise en charge est un peu différente (et souvent pénible !) sur le plan social.
Pour ce qui concerne la recherche pharmacologique, il y a 10 ans, les patients atteints des formes jeunes et/ou focales étaient exclus des essais thérapeutiques. Aujourd’hui ils ne le sont plus, car la communauté scientifique a reconnu la légitimité d’intégrer ces patients dans des essais sur la maladie d’Alzheimer.
Quel que soit le type d’atteinte cognitif, nous encourageons les patients à s’impliquer dans des activités intellectuelles et physiques. On dit de plus en plus aux patients « faites du sport ». Je dis souvent : « Diversifiez ! Pratiquez des activités intellectuelles que vous n’avez pas l’habitude de faire. Si vous avez toujours été doué pour les langues, changer d’activité, pratiquez une activité manuelle par exemple ». Mais il faudrait le dire dix ou vingt ans avant ! Cela s’applique à tout le monde en réalité, malade ou non.
En général, garder un emploi du temps riche est très important et ne pas toujours se mettre face à l’échec. Il faut aussi penser à des activités « simples » dans lesquelles les patients réussissent. Enfin, nous conseillons aussi une prise en charge en rééducation/remédiation cognitive qui aide les patients dans les phases débutantes de maladie à booster les capacités résiduelles et à les renforcer.
Sur quoi porte vos recherches chez ces patients ?
La plupart de mes projets de recherche sont centrés sur l’étude des aspects cliniques, biologiques et anatomiques (au niveau structurel et fonctionnel) de ces patients, pour mettre en évidence des caractéristiques communes entre ces patients, quel que soit leurs formes, diffuse ou focale, âgé ou non. Nous nous retrouvons face à une même neuropathologie, avec des plaques amyloïdes et des dépôts de protéine tau, chez des patients présentant des manifestations et parfois des évolutions cliniques très différentes.
En particulier, dans notre projet sur la vulnérabilité et la résilience à la maladie, nous cherchons à montrer dans quelle mesure les réseaux neuronaux fonctionnels répondent à l’atteinte pathologique. Nous regardons différentes caractéristiques en imagerie : d’une part la distribution de la pathologie à l’aide du traceur tau, d’autre part la connectivité fonctionnelle. Dans les différents sous-groupes de patients, nous cherchons à comprendre ce qui oriente le patient vers une pathologie plutôt focale et moins évolutive ou au contraire très diffuse avec une évolution beaucoup plus sévère. Notre objectif est aussi d’identifier les caractéristiques individuelles des sujets qui jouent dans la maladie comme la qualité du sommeil, le mode de vie, l’alimentation, les activités plus ou moins intellectuelles, pour obtenir une mesure à l’échelle individuelle de ce qu’on appelle la réserve cognitive. Nous recherchons aussi éventuelles troubles du développement et de l’apprentissage pendant l’enfance comme une dyslexie ou une dyspraxie. La réserve cognitive et la présence de troubles du développement façonnent de façon plus ou moins évidente notre cerveau et le rendent plus ou moins vulnérable ou résilient à la pathologie. Des patients qui partagent une même pathologie mais des profils cliniques différents pourraient se différencier par ces deux aspects.
A ce sujet, des études ont montré que les patients atteints d’une forme focale de la pathologie avaient eu plus souvent des troubles de l’apprentissage pendant l’enfance comme une dyslexie ou une dyscalculie. En revanche, ceux qui ont eu des troubles de l’apprentissage enfant, s’ils développent la pathologie, présentent une forme qui semble moins grave et moins agressive.
Le défi de notre projet est de suivre les patients possiblement sur plusieurs années et de mettre en évidence les caractéristiques basales qui prédisent l’évolution à deux ans et extraire des mesures concrètes pour construire un algorithme de l’évolution personnalisée des patients.
Ces variantes précoces de la maladie d’Alzheimer posent des défis majeurs pour le diagnostic, le suivi de la maladie et, par conséquent les soins, et illustrent l’apparent paradoxe d’un groupe cliniquement diversifié de patients mais soutenus par un substrat pathologique commun. A l’heure actuelle, par exemple, il est impossible de différencier les patients qui resteront stables de ceux qui évolueront rapidement, et donner un ordre de priorité pour des interventions thérapeutiques précoces devient difficile. L’approche pharmacologique de la maladie d’Alzheimer dépend essentiellement d’une meilleure connaissance de la distribution et de la progression de l’histopathologie sous-jacente, les dépôts de tau par exemple. Lorsque des traitements de fond de la maladie d’Alzheimer deviendront disponibles, une définition précise des variantes phénotypiques de la maladie d’Alzheimer sera essentielle pour la sélection des patients pour ces traitements et le suivi de la réponse. Cette information faciliterait à son tour le recrutement de patients pour les essais cliniques de thérapies ciblant la pathologie de la maladie d’Alzheimer . La nature dévastatrice d’une démence qui commence dès le plus jeune âge souligne la nécessité d’évaluer et d’étudier ces personnes.
A l’heure actuelle en France, le nombre de patients âgés de moins de 60 ans atteints de la maladie d’Alzheimer est estimé à 33000.[1]Les patients atteints de démence précoce ont des coûts économiques et psychosociaux importants pour le soignant en raison de l’apparition précoce de la maladie et de son évolution imprévisible. Ces patients, plus jeunes, participent souvent activement à l’emploi, à l’entretien des familles et à la prise en charge des enfants lorsque la maladie frappe.