Et s’il était possible de communiquer avec le rêveur sur son expérience onirique au moment même où il la vit ? Un peu comme communiquer pour la première fois avec un explorateur décrivant sa rencontre avec un territoire inconnu. C’est le pari gagné par Isabelle Arnulf et ses collaborateurs de l’Institut du Cerveau – ICM grâce à des rêveurs lucides qui ont réussi à rêver une apnée, à le signifier aux chercheurs et à induire par conséquent un changement respiratoire réel. Cette avancée majeure réalisée avec des sujets narcoleptiques et rêveurs lucides permettra d’étudier les mécanismes de la respiration pendant le sommeil, les fonctions cognitives du sommeil paradoxal et des rêves, de collecter des données réputées non collectables, de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et, à terme, de découvrir une signature cérébrale du rêve.
Etudier les rêves n’est pas chose aisée. Typiquement, les chercheurs n’ont accès aux rêves qu’au moment où le dormeur se réveille, longtemps après l’expérience onirique. Il faut donc se contenter de récits de rêve a posteriori, avec tous les biais que cela implique: oubli, autocensure, reconstruction des fragments manquants… De plus, en l’absence de marqueurs temporels, les rêves rapportés sont noyés dans un océan de données sur les enregistrements neurophysiologiques: il est tout simplement impossible de trouver à quelle partie de l’enregistrement correspond un rêve donné.
Et s’il était possible de communiquer avec le rêveur sur son expérience onirique au moment même où il la vit ? Un peu comme communiquer pour la première fois avec un explorateur décrivant sa rencontre avec un territoire inconnu.
Les narcoleptiques rêveurs lucides pourraient être de tels explorateurs du monde onirique. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, les rêveurs lucides ne croient pas que le scénario du rêve est réel ; ils sont conscients de rêver au moment où ils rêvent et peuvent même parfois influencer le scénario du rêve. La plupart des rêves lucides ont lieu en sommeil paradoxal (SP). Parce que les mouvements oculaires sont épargnés par la paralysie musculaire qui caractérise ce stade, les rêveurs lucides peuvent ‘communiquer’ leur lucidité grâce à un code oculaire pré-établi, ce qui permet à l’expérimentateur d’isoler le début et la fin du rêve sur l’enregistrement neurophysiologique.
Le rêve lucide est un état difficile à atteindre, particulièrement en laboratoire. Si plus de la moitié de la population adulte rapporte avoir fait un rêve lucide au moins une fois dans sa vie, les rêveurs lucides réguliers, à raison de plusieurs fois par semaine, sont rares. Dans les études menées en laboratoire sur plusieurs nuits consécutives, seuls quelques rêveurs lucides surentraînés parviennent à indiquer l’occurrence d’un rêve lucide avec le code oculaire. Les chercheurs et cliniciens de l’Institut du Cerveau – ICM ont récemment observé que les narcoleptiques ont une plus forte propension au rêve lucide que le reste de la population. Ils s’endorment très facilement, souvent directement en SP (du fait de leur narcolepsie) et, grâce à leur maîtrise de leur activité onirique, peuvent agir comme de véritables agents infiltrés du rêve, informant les scientifiques en temps réel de leur lucidité. En cela, ils constituent un excellent modèle pour étudier les fonctions cognitives du SP et des rêves.
« Nous avons utilisé cette population unique pour étudier un mystère du sommeil : pourquoi la respiration est-elle irrégulière en sommeil paradoxal ? » déclare Delphine Oudiette, chercheuse à l’Institut du Cerveau – ICM et première auteure de l’étude.
En effet, la respiration varie beaucoup selon les différentes phases du sommeil : très stable en sommeil lent, elle devient soudainement irrégulière en SP. Quiconque s’est réveillé en sursaut après un cauchemar, suffoquant et le coeur battant, a l’intuition que l’imagerie mentale du rêve est responsable de cette variabilité. Les chercheurs proposent que les irrégularités respiratoires du SP ont une origine supra-pontique, c’est-à-dire au-delà des structures responsables de la respiration ‘automatique’, et reflètent le contenu mental des rêves qui accompagnent souvent ce stade. Ils ont ainsi recruté 21 sujets narcoleptiques rêveurs lucides, capables d’influencer leur contenu mental en SP et de signaler leur lucidité via un code oculaire. Les sujets ont réalisé de multiples siestes diurnes, au cours desquelles ils devaient modifier leur rêve pour que le scénario onirique inclue des vocalisations ou une apnée (par exemple plonger sous l’eau) – deux comportements volontaires qui nécessitent, à l’éveil, un contrôle cortical de la ventilation. Si la variabilité respiratoire du SP est bien le reflet des rêves, ces comportements devraient se manifester par des apnées centrales sur l’enregistrement polysomnographique.
Dans les faits, 86% des narcoleptiques ont été lucides en SP au cours d’au moins une sieste. Dans au moins 50% des siestes lucides, le récit de rêve (retenir sa respiration lors d’une attaque au gaz sarin par exemple), était cohérent avec le comportement respiratoire observé (apnée centrale). Surtout, les apnées étaient encadrées par le code oculaire et précédées de signes de préparation respiratoire, ce qui traduit leur caractère volontaire. Le fait que les rêveurs lucides soient capables de piloter volontairement leur respiration en SP suggère que le contrôle cortical de la respiration est préservé lors de ce stade et reflète probablement le contenu mental associé.
Au-delà d’une meilleure compréhension des mécanismes sous-tendant les comportements respiratoires en sommeil paradoxal, cette étude est une preuve de concept que les narcoleptiques rêveurs lucides sont capables de signaler leur lucidité et de réaliser une tâche imposée en rêve et ce après seulement quelques siestes diurnes en laboratoire.
« Ces résultats sont très encourageants pour la suite. Avec cette population unique, nous pouvons espérer récupérer des données réputées non collectables : enregistrer des fragments de rêves de sommeil paradoxal, délimités temporellement par un code oculaire, dans l’espace confiné et bruyant d’un scanner d’imagerie par résonance magnétique. Une telle prouesse serait un premier pas vers la découverte d’une signature cérébrale du rêve. » Isabelle Arnulf, cheffe du service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et chercheuse à l’Institut du Cerveau – ICM.
Sources
Oudiette D, Dodet P, Ledard N, Artru E, Rachidi I, Similowski T, Arnulf I. Sci Rep. 2018 Feb.