Nos choix diffèrent-ils selon notre humeur ? Une étude conduite par l’équipe de Mathias Pessiglione à l’Institut du Cerveau – ICM a identifié, grâce à une approche computationnelle, deux régions clés du cerveau intervenant dans les variations de l’humeur et conséquemment sur les prises de décision. Rencontre avec Fabien Vinckier, premier auteur de l’étude.
Quel était l’objectif de l’étude ?
Dire que notre humeur influence nos décisions est quelque chose de globalement acquis. En y réfléchissant, il est fort probable qu’une bonne surprise ou une mauvaise surprise ait influé sur votre humeur générale et probablement sur certains de vos choix ultérieurs. Nous sommes plus optimistes en général lorsque la météo est au beau fixe ou que notre équipe de foot préféré a remporté un match qu’en cas de défaite.
Ce phénomène est encore plus marqué dans le cas de fluctuations pathologiques de l’humeur comme la dépression ou les troubles bipolaires. Les patients déprimés auront ainsi tendance à négliger les aspects positifs de leurs actions tandis que les patients maniaques ignoreront plutôt les conséquences négatives de leurs actes.
Les mécanismes sous-jacents à ces notions sont pourtant mal connus. Pour mieux les comprendre, nous avons donc souhaité induire des fluctuations minimales de l’humeur, à peine perceptible, chez des participants sans troubles de l’humeur, et en observer les conséquences sur la prise de décision.
Comment avez-vous étudié ces variations d’humeur ?
Pour induire ces fluctuations de l’humeur, nous avons utilisé des questions de culture générale sur le modèle du Trivial Pursuit. La difficulté des questions et les taux de retours positifs ou négatifs aux réponses étaient manipulés pour créer des séquences de fort taux de bonnes ou de mauvaises réponses. Ce type d’exercice induit de petites fluctuations de l’humeur. Afin de valider l’effet de notre manipulation, nous avons demandé à un premier groupe de sujets d’évaluer périodiquement leur humeur au cours de la tâche. Lors des séquences à fort taux de bonnes réponses, les sujets évaluaient bien leur humeur de façon plus positive et vice versa.
Pourtant, un des enjeux lorsque l’on veut étudier les bases cérébrales de l’humeur à l’aide de techniques d’imagerie cérébrale est, paradoxalement, de ne pas les interroger à ce sujet ! En effet, le simple fait de demander aux sujets comment ils vont requiert de leur part un exercice d’introspection qui va nécessairement avoir un impact sur l’activité cérébrale, qui sera potentiellement difficiles à distinguer des effets induits par les fluctuations de l’humeur. Pour résoudre ce paradoxe, nous avons utilisé une approche computationnelle. Nous nous sommes basés sur les données du premier groupe de sujets pour construire un algorithme prédisant, selon les retours positifs ou négatifs faits aux participants, comment devrait évoluer leur humeur. Nous obtenons ainsi, pour chaque participant, un niveau théorique d’humeur, essai par essai, basé sur la séquence de retours positifs ou négatifs qui lui sont données.
Nous avons ensuite appliqué ce modèle à un deuxième groupe de participants, passant cette fois ci la tâche dans une IRM, afin de pouvoir observer l’activité de leur cerveau.
Quels résultats avez-vous obtenus ?
Nous avons identifié deux régions dont le niveau d’activité était corrélé à ces fluctuations de l’humeur au cours du temps, le cortex préfrontal ventro-médian (vmPFC) et l’insula antérieur. Un point clé mis en évidence ici est que la réponse au niveau du cerveau, comme au niveau comportemental, n’est pas liée à un événement ponctuel, un retour positif sur une bonne réponse au quizz par exemple, mais à une cinétique plus lente intégrant l’ensemble des retours faits au sujet accumulés au cours du temps et pouvant donc être rapprochée des fluctuations réelles de l’humeur.
Quels étaient les effets de ces variations d’humeur sur la prise de décision ?
En parallèle de cette évaluation des variations de l’humeur, nous avons demandé aux participants d’effectuer une tâche impliquant une prise de décision. La tâche consistait à serrer une pince en dosant son effort et intégrait trois dimensions : une difficulté, la précision requise pour le mouvement, une perspective de gain monétaire, en cas de réussite, et une perspective de perte monétaire, en cas d’échec. A chaque essai, le participant devait faire un choix entre accepter de jouer pour les montants en jeu ou refuser, et alors de jouer pour de très faibles montants.
Cette double tâche, d’induction émotionnelle, les questions de culture générale, et de prise de décision nous a permis de montrer que l’activité cérébrale reflétant les variations de l’humeur se répercutait également sur la prise de décision. Lorsque l’activité du vmPFC était plus élevée, le sujet prenait plus en compte la perspective de récompense, « il voyait le verre à moitié plein ». En revanche, lorsque l’activité de l’insula était plus élevée, le sujet prenait plus en compte la perspective de perte. Selon le niveau d’activité dans ces deux régions, mesuré avant même que le sujet ne voit le choix qu’il aurait à effectuer, il était ainsi possible de prédire une partie des décisions des participants.
Un point clé de ce modèle est qu’il capture une interaction réciproque entre humeur et prise de décision. Lorsque l’humeur est haute, le vmPFC est fortement activé alors que l’insula l’est peu, nous accordons alors plus d’importance à l’aspect positif d’un évènement, la perspective de gain dans la tâche par exemple, et moins d’importance à la composante négative. En retour, ces évènements positifs et négatifs viennent modifier notre humeur.
C’est un système dynamique. L’humeur vient modifier la façon dont je perçois mon environnement et l’environnement vient modifier mon humeur.
Quelles sont les perspectives de cette étude ?
Au cours de de ce travail, nous avons pu décrire comment une accumulation d’événements au cours du temps joue sur notre humeur et sur nos choix, ainsi que les corrélats neuronaux de ce phénomène. Cependant, si nous souhaitons mieux comprendre l’émergence et l’impact des fluctuations de l’humeur dans notre vie de tous les jours mais aussi en pathologie, plusieurs obstacles restent à franchir. Premièrement, nous devons déterminer la pertinence de notre modèle pour décrire des fluctuations de l’humeur à une échelle plus longue, de quelques jours à quelques semaines, et donc plus proches de ce que nous avons tous pu expérimenter dans notre vie. Deuxièmement, nous devons déterminer dans quelle mesure notre modèle pourrait rendre compte de fluctuations normales mais aussi de fluctuations pathologiques de l’humeur, comme celles observées chez des patients souffrant de trouble bipolaire. Si tel était le cas, nous pourrions envisager de monitorer et éventuellement d’anticiper les épisodes thymiques comme la dépression et l‘épisode maniaque, de façon à pouvoir mieux les prévenir. Plus généralement nous espérons qu’une meilleure compréhension des bases neurobiologiques des troubles de l’humeur, pourra à terme permettre l’émergence de nouvelles stratégies thérapeutiques.
Sources
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29700303/
Vinckier F, Rigoux L, Oudiette D, Pessiglione M.Nat Commun. 2018 Apr 26;9(1):1708. doi: 10.1038/s41467-018-03774-z.