A l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale, ce 10 octobre 2016, Margot Morgiève, chercheuse en sociologie de la santé mentale, Institut du Cerveau - ICM-CERMES3, et Xavier Briffault, chercheur en sciences sociales et philosophie de la santé mentale au CNRS-CERMES3 livrent leurs points de vue sur les changements actuels dans ce domaine. L’émergence de la psychiatrie personnalisée, et la prise en compte globale des facteurs impliqués dans les troubles mentaux, devrait progressivement apporter des évolutions importantes dans la prise en charge et l’accompagnement des patients.
Qu’est-ce qui a principalement évolué ces dernières années dans le domaine de la santé mentale ?
Xavier Briffault : l’évolution la plus importante c’est notre façon d’appréhender les troubles en santé mentale. À l’origine, la psychiatrie était une science essentiellement clinique, dans laquelle toute une série de symptômes étaient décrits, et ont servi à définir des syndromes, comme la dépression, la schizophrénie… en réalité il a toujours été impossible de retrouver de réelles maladies unitaires sous ces syndromes, et aujourd’hui notre manière de concevoir les troubles mentaux doit changer complètement : on va aller progressivement vers une description plus fine, et surtout individualisée, des troubles mentaux.
Margot Morgiève : les différents troubles ne peuvent en fait pas être complètement distingués, ils partagent fréquemment des caractéristiques communes. Avant, il y avait uniquement le DSM-5, qui décrivait chaque trouble mental selon les symptômes qui devaient être observés. Le projet RDoC (Research Domain Criteria) propose une autre approche pour décrire les troubles : on va pouvoir caractériser un patient selon un ensemble de caractéristiques et de processus (émotion, cognition, comportement social), plutôt que selon un trouble unique. C’est cela le changement majeur aujourd’hui en santé mentale. Par exemple, plutôt que de dire qu’on a une catégorie de personnes schizophrènes, on va plutôt réfléchir en termes de fonctionnements des personnes (anxiété, capacité attentionnelle, perception d’elles-mêmes et des autres, communication, sommeil et aussi gènes, molécules, circuits neuronaux…), pour ensuite travailler avec elles au regard des actuelles catégories de troubles.
Cette nouvelle vision sur la catégorisation des troubles, est-ce quelque chose qui est déjà mis en pratique ?
XB : dans la recherche de pointe c’est quelque chose qui est plus ou moins acquis, mais dans la pratique courante il faut encore l’encourager…
MM : La façon de concevoir les troubles impacte directement la pratique, et c’est cette approche qui permettra d’aller vers une psychiatrie personnalisée.
Toujours dans cet esprit de psychiatrie personnalisée, est-ce que d’autres aspects doivent évoluer en pratique ?
XB : oui, aujourd’hui nous considérons qu’il est très important de récolter des informations sur les personnes en situation réelle : dans leur quotidien, dans leur environnement habituel, et pas seulement au cabinet ou à l’hôpital. Cette démarche est aujourd’hui rendue possible, en pratique et pas uniquement en recherche, notamment grâce aux smartphones et à la multiplication des objets connectés.
La place du patient est-elle toujours la même qu’avant ?
MM : c’est un autre point que nous souhaiterions voir évoluer aujourd’hui. La relation médecin-patient a commencé à évoluer et à ne plus être paternaliste. L’expertise expérientielle (composée des savoirs théoriques du patient et de son vécu subjectif) est désormais reconnue et le patient-expert commence à être impliqué dans les choix de ses traitements dans le cadre d’une décision partagée.
Vous avez récemment mis au point l’application Crazy’App, pour mieux comprendre ce que les gens pensent des troubles mentaux. Vous avez notamment expliqué à quel point les perceptions de l’entourage peuvent avoir de graves conséquences sur les personnes qui souffrent de troubles. Qu’aimeriez-vous voir changer à ce sujet ?
MM : j’aimerais voir plus de finesse dans les perceptions des gens, et qu’ils parviennent à acquérir des connaissances plus précises des différents troubles. Ceci étant, il a été montré que même en améliorant le niveau de connaissance des personnes sur les troubles, cela ne change pas forcément leurs attitudes. Différentes études ont montré que les campagnes de lutte contre la stigmatisation expliquant les troubles mentaux uniquement de façon biologique ne permettaient pas de changer les attitudes discriminantes. Ce qui pourrait changer quelque chose ce serait de développer le contact direct avec des personnes souffrant de troubles psychiatriques.
Comprend-on mieux maintenant l’origine des troubles, selon la biologie, ou l’environnement des personnes par exemple ?
XB : il existe un ensemble de facteurs qui sont impliqués dans l’apparition des troubles mentaux, et qui ne peuvent être considérés isolément : la biologie (avec notamment la génétique et l’épigénétique), la psychologie, l’environnement, le contexte, la situation de vie, l’histoire personnelle, le social, sont des facteurs qui jouent sur l’apparition et le développement des troubles. Et tous ces facteurs interagissent : des paramètres environnementaux peuvent parfois engendrer des troubles qui ont des conséquences biologiques. Imaginons par exemple une femme qui doit se lever toutes les nuits pour allaiter son enfant. Il se peut qu’à force de fatigue, elle subisse une déprime, qui pourra dans certaines situations, si cela dure trop et s’il n’y a pas assez de ressources et d’aménagements possibles dans son environnement, se transformer en dépression, trouble qui se traduit biologiquement. Dans ce cas, un problème d’origine situationnelle a pour conséquence un trouble biologique. Et c’est toujours le même principe : il est difficile de savoir quel facteur est à l’origine des troubles, car autant l’environnement, que le contexte, que parfois la génétique peuvent l’être ; c’est surtout inutile de se demander ou est la poule et ou est l’œuf : il faut agir de façon synergique sur les facteurs en interaction qui contribuent au maintien du problème, et ne pas chercher à tout prix une hypothétique « cause première ».
MM : il est reconnu maintenant que tous les troubles psychiatriques ont des explications biologiques, mais pas seulement. L’anorexie par exemple, qui est considérée comme étant fortement liée à des causes biologiques, peut être engendrée par des conditions purement sociales. Il existe un bon exemple qui illustre ce fait : un ethnographe avait observé l’absence de cas d’anorexie dans une île « sauvage ». Vingt ans plus tard, lorsqu’il est revenu sur cette même île, la télévision était entretemps arrivée et il retrouvait sur l’île des taux d’anorexie comparables aux pays développés. On explique les troubles par un ensemble de facteurs bio-psycho-sociaux, et on cherche à agir sur les différents paramètres en priorisant les interventions, pour les résoudre.
Pour résumer vos propos, il y aurait donc aujourd’hui deux vecteurs d’innovation en psychiatrie : le développement de la médecine personnalisée, qui considère l’individualité des patients, et la prise en compte de façon globale des facteurs impliqués dans les troubles.
XB : en effet, et pour faire changer les pratiques il va falloir définir de nouveaux vecteurs d’intervention, et trouver des moyens financiers pour les mettre en œuvre. Car aujourd’hui la difficulté est bien de trouver des financements pour mener des projets de recherche qui permettent d’avancer sur ces questions, et pour faire passer les résultats dans la pratique. Pourtant, dans certains cas, l’investissement consacré à la mise en place de nouveaux dispositifs permet de faire des économies considérables par la suite, car nous savons aujourd’hui que les troubles de santé mentale représentent un coût majeur pour la société, et que nous disposons d’interventions qui sont coût-efficaces.