Pourquoi le rouge est-il rouge ou le bleu, bleu ? D’où vient notre définition de chaque couleur ? Paolo Bartolomeo (Inserm) et Katarzyna Siuda-Krzywicka* de l’Institut du Cerveau – ICM et leurs collaborateurs ont fait le point de nos connaissances sur les bases neurales de la catégorisation des couleurs, dans le cerveau humain et chez différentes espèces. Leurs résultats sont publiés dans la revue Cortex
Notre perception des couleurs est continue. Elle prend la forme d’un spectre lumineux allant du violet au rouge sans interruption. Pourtant nous établissons des frontières entre différentes couleurs : rouge, violet, jaune, orange, bleu, vert… Comment et pourquoi faisons-nous cela ? Comment établissons-nous des frontières au sein d’un continuum ? De nombreux chercheurs essayent de le comprendre depuis des dizaines d’années, donnant lieu à des hypothèses aussi diverses que contradictoires.
Katarzyna Siuda-Krzywicka (Sorbonne Université), dans le cadre de sa thèse* dirigée par Paolo Bartolomeo (Inserm), co-responsable de l’équipe « PICNIC- neuropsychologie et neuroimagerie fonctionnelle » à l’Institut du Cerveau – ICM, nous explique ces différentes hypothèses et propose de nouvelles réflexions et pistes d’étude sur la question de la catégorisation des couleurs.
Le langage pour définir les couleurs
Concernant la perception et la catégorisation des couleurs, il existe un débat important sur la question : dans quelle mesure le langage détermine la perception et la catégorisation des couleurs ? En effet, plusieurs études montrent des différences de catégorisation des couleurs au sein de cultures n’utilisant pas les mêmes noms pour les désigner.
En français, nous n’utilisons globalement qu’un seul nom pour le « bleu » – qui peut bien sûr être décliné en nuances comme le bleu ciel ou le bleu nuit-, alors qu’en italien, en russe ou en grec, par exemple, deux noms différents existent pour désigner cette couleur. En italien, le bleu pourra être « blu » ou « azzurro ».
En regardant l’activation du cerveau face à ces couleurs par IRM fonctionnelle, il semble bien y avoir des différences entre un sujet grec ou russe et un sujet français ou anglais. Ces résultats iraient donc dans le sens de l’hypothèse du rôle prédominant du langage dans la catégorisation des couleurs.
Le contre-exemple des animaux et des bébés
S’est alors posée la question de ceux qui ne possédaient pas de langage tel que nous le considérons en tant qu’adulte. Que se passe-t-il chez les animaux ou chez les très jeunes enfants ne parlant pas encore ? Des données de la littérature montrent que certains animaux, comme des poissons ou des oiseaux, peuvent regrouper certaines couleurs sous forme de catégories. Idem chez les nouveau-nés.
Nous avons mis en évidence dans notre étude que bien choisir le stimuli que l’on utilise pour étudier la catégorisation des couleurs est très important. Le but principal des catégories de couleurs pourrait être la reconnaissance des objets importants dans notre environnement. Mais ces objets diffèrent d’une espèce à l’autre : ce qui est important pour nous, êtres humains, peut ne pas intéresser les oiseaux et les macaques. Cela nécessite de déplacer l’attention des chercheurs, de couleurs abstraites vers des couleurs pouvant être significatives pour leurs sujets d’étude. Une étude consistait par exemple à mettre des œufs colorés dans des nids d’oiseaux pour vérifier quel serait le critère de rejet de ces œufs « parasites. En réalité, les oiseaux rejettent les œufs qui ne sont pas les leurs en analysant si la couleur était marron. Cette approche « réaliste » a pu montrer l’existence d’au moins une catégorie de couleur chez cette espèce.
Plus que le langage, l’apprentissage !
Les données que nous avons analysées montrent que la catégorisation des couleurs ne serait pas innée mais plutôt le résultat d’un apprentissage. Pour reprendre l’exemple des oiseaux, ils apprennent au cours de leur vie à éviter les œufs de certaines couleurs qui appartiennent à des oiseaux parasites.
L’origine de cette catégorisation des couleurs ne serait donc pas uniquement le langage, bien qu’elle y soit certainement liée, mais plutôt un processus d’apprentissage au cours de notre vie pouvant influencer l’attention que nous portons sur certains objets de différentes couleurs dans notre environnement. Cette catégorisation est indispensable pour reconnaître ce qui est importants pour nous : la nourriture, les prédateurs…
Dans ce cas, différentes catégories de couleurs existeront chez différentes espèces car ces éléments essentiels dans la nature varient pour chacune d’elles.
Pour étudier cette catégorisation des couleurs, il faut se rapprocher au plus de la nature et des objets présent dans l’environnement des animaux, et non de catégories abstraites.
Les bases cérébrales de la catégorisation des couleurs
L’étude de notre cerveau donnerait-il des indices sur les mécanismes de cette catégorisation ?
Il n’y a pas aujourd’hui d’évidences claires que les régions du langage jouent un rôle pendant le processus de catégorisation. Des patients touchés par des lésions cérébrales et ayant perdu certaines capacités du langage comme la dénomination des couleurs sont pourtant toujours capables de comprendre les catégories de couleurs. Si le langage était obligatoire à ces dernières, ces patients seraient incapables de regrouper les couleurs.
En analysant l’ensemble de ces données, nous suggérons que la catégorisation des couleurs est un jeu d’interaction entre des systèmes perceptifs comme la vision et des régions associatives, comme celles de l’attention. Cette catégorisation des couleurs serait donc le résultat d’une interaction complexe de réseaux mais qu’elle serait toujours liée à un apprentissage.
*soutenue par une bourse de l’École des Neurosciences de Paris
Sources
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31151746/
Siuda-Krzywicka K, Boros M, Bartolomeo P, Witzel C. Cortex. 2019 Sep.