Dans une nouvelle étude, Mariam CHAMMAT, chercheuse post-doctorante (FRM) et le Pr Lionel NACCACHE (AP-HP, Sorbonne Université), chef d’équipe à l’Institut du Cerveau, démontrent que le célèbre phénomène psychologique qu’est la « dissonance cognitive » dépend étroitement de la mémoire épisodique. Nos préférences subjectives sont modifiées par nos choix passés exclusivement lorsque nous nous souvenons d’eux. Ce travail a été réalisé en collaboration avec leurs collègues du PICNIC Lab à l’Institut du Cerveau.
Si chacun d’entre nous conçoit aisément que ses préférences subjectives déterminent ses actions, l’inverse est moins intuitif. Pourtant, il semble bien que dans certaines situations nos actions passées influencent, en retour, nos préférences et nos jugements subjectifs actuels. Par exemple, une fois que nous choisissons l’objet A plutôt que le B, - alors même que A et B nous semblaient tout aussi désirables -, nous avons tendance à augmenter notre préférence pour A et à diminuer celle attribuée à B. Nos préférences et nos valeurs sont ainsi transformées par nos actions. Ce processus cognitif porte un nom générique en psychologie expérimentale : on parle de « dissonance cognitive », d’après l’expression forgée dès la fin des années 50 par le psychologue américain Léon Festinger.
Cette transformation des valeurs subjectives par nos actions s’illustre dans une grande variété de situations de la vie quotidienne et au laboratoire. Par exemple, si l’on demande à des étudiants opposés à la peine de mort de rédiger une dissertation en faveur de son rétablissement, on constatera très souvent que le simple fait de s’être livré à l’exercice modifie de manière plus ou moins ample leur jugement sur la question.
Depuis les années 50, d’innombrables expériences ont été réalisées sur ce thème qui porte à conséquence sur nos existences de citoyens. Deux grandes classes de théories s’affrontent pour expliquer la dissonance cognitive et les phénomènes qui lui sont apparentés. D’un côté certains travaux suggèrent que la dissonance cognitive repose sur un mécanisme mental dit de « haut niveau », référencé à soi qui assurerait une cohérence subjective : ou comment se mettre d’accord aujourd’hui avec nos comportements passés. A l’inverse, d’autres travaux expérimentaux sont en faveur d’un mécanisme dit « de bas niveau », automatique et inconscient, observable également chez des singes capucins, chez des nourrissons ou chez des patients amnésiques. Il faut toutefois signaler que plusieurs difficultés méthodologiques subtiles, et découvertes récemment, rendent la plupart de ces résultats équivoques.
Dans un article paru lundi 23 janvier 2017 dans la revue internationale Scientific Reports du groupe Nature, Mariam Chammat, Lionel Naccache et leurs collègues rapportent une nouvelle série d’expériences qui permet de résoudre cette question en établissant un lien étroit entre la dissonance cognitive et la mémoire de nos actions passées. A l’aide d’un dessin expérimental sophistiqué, utilisé à la fois chez des volontaires sains et chez des patients amnésiques, ils ont démontré que nos choix passés influencent effectivement nos valeurs actuelles… si et seulement si nous nous souvenons de ces choix. L’enregistrement de l’activité cérébrale des réseaux neuronaux de la mémoire épisodique (« Je me souviens ») à l’aide d’IRM fonctionnelle et d’enregistrements intra-cérébraux leur ont même permis de détecter la signature cérébrale du rappel en mémoire des choix passés immédiatement avant que les volontaires modifient, à leur insu, leurs préférences.
A la lumière de leur découverte, les auteurs proposent un modèle explicatif de la « dissonance cognitive » fondé sur le principe de régulation de la cohérence subjective de nos pensées conscientes : ou comment se mettre d’accord,- aujourd’hui -, avec celui que nous avons été hier et dont nous nous souvenons.
Appliqués à nos vies de citoyens, ces travaux suggèrent un rôle potentiellement délétère des comportements de compromission (compromission sociale, politique, professionnelle, affective, morale…) au cours desquels nous acceptons de commettre des actes qui entrent pourtant en opposition avec nos valeurs. Ces actions dont nous pouvons croire, - à tort -, qu’elles ne laissent aucune trace sur notre système de valeur une fois commises, sont susceptibles de le transformer insidieusement de manière plus ou moins profonde.
Enfin, l’exploration des perturbations de ce mécanisme d’homéostasie (en paraphrasant Claude Bernard) de la vie mentale pourrait éclairer la compréhension de plusieurs affections neurologiques ou psychiatriques. Ainsi que l’énonçait déjà Hegel, la folie n’est pas tant une « perte abstraite de la raison », qu’une « contradiction dans la raison qui existe encore ».
Cet article a initialement été publié par l’AP-HP.
Sources
Cognitive dissonance resolution depends on episodic memory. Mariam Chammat, Imen El Karoui, Sébastien Allali, Joshua Hagège, Katia Lehongre, Dominique Hasboun, Michel Baulac, Stéphane Epelbaum, Agnès Michon, Bruno Dubois, Vincent Navarro, Moti Salti, Lionel Naccache, Scientific Report, 23 Janvier 2017.
http://www.nature.com/articles/srep41320