Avons-nous réellement besoin de savoir nommer les couleurs afin de pouvoir les reconnaître et les grouper en catégories (les bleus, les rouges, les verts…) ? Non, selon une étude menée par Katarzyna Siuda-Krzywicka (Sorbonne Université), dans le cadre de sa thèse* dirigée par Paolo Bartolomeo (Inserm) à l’Institut du Cerveau – AP-HP/CNRS/Inserm/Sorbonne Université-. Les résultats sont publiés dans la revue Cell Reports.
Nous utilisons tous les jours le langage pour exprimer nos pensées et notre perception du monde. Mais à l’inverse, dans quelle mesure le langage influe-t-il sur notre pensée ? Une question restée en suspens dans le domaine des sciences cognitives est de savoir si les noms que nous donnons aux objets, qui sont liés au langage, sont à l’origine de la façon dont nous catégorisons les objets qui nous entourent ou s’ils ne sont qu’un moyen d’organiser les catégories créées par notre seule perception.
Dans ce cadre, la perception des couleurs pose un problème intéressant. Les couleurs que nous voyons résultent d’un traitement par la rétine de la longueur d'onde de la lumière réfléchie par les objets et prennent la forme d’un spectre allant du violet au rouge sans interruption. Pourtant nous établissons des frontières entre différentes couleurs : rouge, violet, jaune, orange, bleu, vert…Le processus cognitif fondamental de la catégorisation renvoie à notre capacité à classer ces différentes teintes de couleur sous des catégories nominales.
Selon les résultats de la dernière étude conduite par Katarzyna Siuda-Krzywicka et Paolo Bartolomeo à l’Institut du Cerveau, en collaboration avec une équipe de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière AP-HP, il n'y aurait aucune corrélation entre notre capacité à nommer les couleurs et notre capacité à les catégoriser. Les chercheurs ont pu étudier le cas d’un patient touché par une lésion cérébrale occipito-temporale de l'hémisphère gauche, empêchant l'accès direct de toute information visuelle à son hémisphère gauche. De par l’architecture croisée des voies visuelles, le champ visuel de ce patient était donc entièrement obstrué à droite, mais resté intact à gauche. Comme cela peut être le cas lorsque l’hémisphère gauche du cerveau, dominant pour le langage, est touché par une lésion, le patient était devenu incapable de nommer un certain nombre de couleurs. Ainsi, quand il voyait la couleur jaune, il parvenait à l'associer à la couleur de la banane ou du citron, sans pour autant parvenir à l'appeler « le jaune ». Il parvient ainsi à identifier toutes les couleurs et à les classer de la teinte la plus claire à la plus foncée sans savoir toutes les nommer.
L'hypothèse physiopathologique établie par les chercheurs est que ce patient souffrirait d'une déconnexion entre sa perception des couleurs et ses capacités langagières ; en effet, il a montré à travers une série de tests neuropsychologiques qu'il peut reconnaître toutes les couleurs qu'on lui montre, mais qu'il ne réussit à les nommer que dans 60% des cas.
Ces résultats suggèrent qu'il existerait une notion préverbale des couleurs. Cette nouvelle idée selon laquelle il n'y aurait pas besoin d'apports linguistiques pour catégoriser les couleurs converge avec les expériences menées sur les animaux et les enfants de quatre à six mois, qui démontrent une aptitude à catégoriser les couleurs sans avoir de vocabulaire pour les qualifier. « Notre capacité à appréhender et à différencier les couleurs est donc indépendante de notre capacité à les nommer. Cette découverte soulève plusieurs questions quant à l’origine de la catégorisation des couleurs. Notre patient ayant perdu la capacité de nommer les couleurs à l’âge adulte, il est reste tout à fait possible que le langage participe au développement des catégories de couleurs dans l’enfance et que cette dernière s’émancipe du langage par la suite. Une approche pluridisciplinaire combinant des recherches sur la catégorisation des couleurs chez les primates non-humains, son implémentation dans le cerveau humain ou encore sur les interactions entre l’acquisition du langage et la catégorisation des couleurs à des stades précoces du développement, devrait permettre de progresser sur l’origine de cette forme de catégorisation. » conclut Katarzyna Siuda-Krzywicka.
« Dans une perspective plus générale, ces résultats confirment que l’étude détaillée de cas individuels de patients avec des lésions cérébrales, souvent aujourd’hui considérée comme une approche du passé, continue de nous fournir des indications importantes sur nos capacités cognitives. Les avancées récentes en neuroimagerie nous permettent maintenant d’utiliser cette approche pour suivre le parcours des différents types d’information traitées dans le cerveau » » conclut Paolo Bartolomeo.
*soutenue par une bourse de l'École des Neurosciences de Paris
Sources
Siuda-Krzywicka, K., Witzel, C., Chabani, E., Taga, M., Coste, C., Cools, N., Ferrieux, S., Cohen, L., Seidel Malkinson, T., & Bartolomeo, P. (2019). Color categorization independent of color naming. Cell Reports